Pour un portrait anti-iconique
La forme iconique est le modèle quasi exclusif de représentation de la figure dans notre civilisation. Une modélisation hégémonique que l’on retrouve dans tous les domaines de production et de diffusion des images : dans les médias (couvertures de magazine, présentateurs télé, portraits officiels, etc.), mais également dans les diverses pratiques sociales ritualisées (photos d’identité, portraits réalisés à la faveur d’évènements importants de la vie privée et familiale, pratique photographique amateur dans la relation mimétique aux modèles existants, etc.). Je dirais même que la construction iconique structure notre manière mentale de se représenter l’autre et de se représenter soi.
Figure
Dans une image de type iconique, la figure se détache du fond. Il n’y a pas de contexte ou, quand il y en a un, il est flou, il est rejeté derrière la figure. La figure iconique est conçue pour sortir de l’image. Elle fonctionne selon un principe de sidération. En se détachant du fond, elle est projetée vers l’extérieur de l’image, à la face du spectateur. Elle doit frapper, subjuguer celui qui la regarde.
Dans mes images, c’est exactement l’inverse qui se produit. Je cherche un équilibre entre la présence de la figure et celle du fond. Bannissant les zones floues, j’écrase la profondeur de l’espace photographié. Il n’y a pas de premier plan et d’arrière plan. Il n’y a plus qu’un seul et même plan photographique sur lequel se distribuent tous les éléments de composition de l’image. La figure est un élément parmi d’autres. Elle reste importante, centrale même, mais elle ne se détache pas du fond, elle est enchâssée dans un contexte. Elle est plaquée, aspirée dans l’image.
J’ajoute que le cadrage iconique focalise sur la présence du visage alors que je photographie également la présence du corps, un corps conscient de s’inscrire dans une représentation de lui-même.
La puissance du système de représentation iconique est le résultat d’une histoire, d’une construction visuelle idéologique faite pour impressionner, asseoir une position. Elle est depuis toujours un attribut de représentation du pouvoir. Ce système a pu d’autant plus s’imposer qu’il épouse un phénomène physiologique, organique, correspondant à la manière dont perçoit l’oeil humain. Nous ne percevons en effet d’une façon nette qu’une partie de notre champ visuel, la zone sur laquelle se focalise notre attention, tout le reste autour et dans l’étagement des plans devant et derrière apparaissant plus ou moins flou en fonction de l’éloignement de cette zone. Seul, l’appareil photographique permet une construction nette sur l’ensemble de la surface de l’image, grâce à son système mécanico-optique d’enregistrement.
Dans mon travail, par la mise en relation équilibrée entre la figure et le fond, je donne à voir l’image d’un individu à la fois profondément singulier dans sa présence d’homme ou de femme et partie prenante d’une communauté humaine. Mes portraits d’institutions évoquent ce croisement entre histoire individuelle et histoire collective. J’aborde le territoire institutionnel « à hauteur d’homme », à partir du singulier et avec lui, un singulier acteur de lui-même, un singulier qui n’est pas anonyme et archétypal, et qui représente le collectif dans et par sa singularité même.
Série
La dimension anti-iconique de mon travail ne se limite pas au traitement formel de la figure. Il est redoublé par l’utilisation de la construction sérielle, chaque portrait individuel constituant un fragment du portrait collectif que je construis.
La construction iconique fonctionne sur un principe d’unicité. Elle propose l’unité d’un « monde en soi » dans une image.
Ma démarche, à l’opposé, rend compte du caractère fragmentaire et additionnel des choses, l’unité d’un monde se construisant à partir d’une réalité fragmentée. Il ne s’agit pas d’une galerie de portraits sur une institution mais d’un portrait de l’institution. La nuance est très importante pour moi, capitale même, car elle procède d’un principe de conception et de réalisation du travail totalement différent, jusque dans sa restitution plastique. Ce principe est celui de la règle des trois unités du théâtre classique : unité de lieu, unité de temps, unité d’action. A l’échelle d’une temporalité historique, la période des prises de vues est comme un long déclic photographique dans lequel je construis un grand portrait, une grande photographie-territoire, constituée de l’addition de tous les fragments récoltés. J’inclus également des fragments de lieux vides, sans figure, que j’imbrique parmi les portraits dans la construction finale, ce qui renforce cette idée de portrait d’un lieu, d’un territoire.
La restitution plastique, sous la forme d’un grand ensemble mosaïque d’images amalgamées rejoue à la fois la procédure d’investigation elle-même, de rendez-vous en rendez-vous, de portrait en portrait, et construit sur le mur cette grande photographie-territoire que je viens d’évoquer.
Un autre aspect concourt à cette construction à la fois esthétique et éthique : la relation à mon objet. Je pense que mon objet est plus grand que moi. Je défends l’idée d’une humilité du point de vue, humilité ne signifiant pas absence. Dans cette humilité, il y a toute la dimension documentaire de mon travail, cette idée d’enregistrer du réel et d’apporter ainsi ma part à la construction d’une mémoire sociale et culturelle. C’est peut-être là que s’exprime le plus fortement mon sentiment d’appartenance à une histoire collective.
Je rapproche souvent cette relation à mon objet de celle d’un sportif qui accomplit une traversée ou une ascension en solitaire. Dans ma démarche, il y a aussi cette dimension de défi que l’on se lance à soi-même, de dépassement de soi.
Mon opposition à la représentation iconique caractérise donc ma démarche, à la fois sur le plan politique et éthique et sur le plan esthétique – dans le traitement formel de la figure et l’utilisation de la construction sérielle. Je m’oppose à l’aspect univoque et schématique de la forme iconique en donnant à voir de la complexité, de la profusion, de la contradiction, en proposant une représentation qui reste largement ouverte aux interprétations.
Max Armengaud
le 18 février 2014.